Le vent et la pluie d’automne fouettent le visage de Marina, l’eau dégouline le long de son double menton. La rancœur crispe ses mâchoires. Le parking est éclairé par un lampadaire. Personne. La jeune femme s’approche du 4X4, déroule le torchon, saisit fermement le couteau de cuisine. Elle imagine Duval face à elle. Il avait l’air tellement sûr de lui, elle a fini par croire qu’il avait raison, que tout était dans sa tête. La rage brûle sa poitrine. Le couteau à la main, elle se penche vers la roue arrière. L’eau suit ses cheveux jusque dans ses yeux, l’empêche de voir. Elle fouille dans ses poches, trouve un élastique pour enrouler ses cheveux sur le dessus de sa tête. D’un coup sec, elle enfonce la lame. Le bruit de la pluie sur la carrosserie l’empêche d’entendre la chambre à air se dégonfler. Elle agrandit l’entaille. C’est plus dur qu’elle ne l’avait imaginé. La vengeance devait la remplir de joie, elle se sent vide, l’estomac noué. Elle recule. La voiture déséquilibrée à un air misérable. Duval est un minable contre qui elle ne pourra rien d’autre. Ses mains tremblent. L’eau ruisselle le long de la lame. Ses larmes se mêlent à la pluie. Elle n’a pas le cœur de s’attaquer à la deuxième roue.
Le dos encore courbé, elle s’éloigne, grimpe sur un muret qui domine le parking. Elle avait imaginé attendre ici pour observer Duval quand il découvrirait sa voiture, mais elle n’y trouverait finalement aucune satisfaction. Elle se redresse, roule les épaules en arrière, se décrispe. Fin d’une nouvelle journée sans un rayon de soleil, comme sa vie en ruine. Son mec s’est barré parce qu’ils ne pouvaient plus faire l’amour, son patron n’a pas renouvelé son contrat à cause de son absentéisme : impossible de se lever une semaine sur quatre. Sa vie sociale s’est réduite comme peau de chagrin, pas évident de supporter quelqu’un qui se plaint tout le temps. Tout est à reconstruire. Heureusement, elle a sa mère et Laura. Selon son amie, il existe beaucoup d’autres femmes dans son cas. Elle s’imagine témoigner de son parcours dans un blog qu’elle nommerait « histoire d’une chute libre ». Son visage se détend, puis se fend d’un rictus.
La jeune femme descend la Grand-Rue. La pluie s’acharne sur les dernières feuilles des platanes. Elle ralentit pour reprendre son souffle. La maladie l’oblige à rester très souvent alitée. Dix ans plus tôt, elle était championne de gym rythmique et sportive. Lorsqu’elle était sur le tapis de gym, les encouragements du public, son cœur qui cognait lui donnaient des ailes, elle enchaînait les sauts, les grands écarts en faisant virevolter son ruban. Elle se voyait aux Jeux Olympiques. Aujourd’hui, elle est en surpoids, épuisée après le moindre effort.
Avec ses mains glacées, elle caresse ses cheveux qu’elle a gardés noués au-dessus de la tête, comme pendant les compétitions. La puberté a tout détruit. Le jour de ses premières règles, elle a eu très mal. Sa mère a placé une bouillotte sur son ventre, comme elle le faisait pour elle-même. A chaque cycle, les douleurs se sont intensifiées, l’empêchant de suivre les entrainements. Une torture de se voir dépasser par des filles qu’elle avait dominées quelques mois auparavant. Un jour, percluse de douleurs, elle a balancé tous les cadres photos d’elle en justaucorps. Elle ne supportait plus de voir le chignon haut entouré d’épingles à strass, le sourire crispé, idiot. C’en était fini de sa carrière de gymnaste.
Marina s’engage avec plus légère sur le pont qui relie le centre-ville au quartier des bleuets. La rivière en crue rugit contre les piliers, emporte les branches et les détritus dans des tourbillons d’eau déchaînée. Pour sa mère c’était normal d’avoir mal, mais elle a quand même pris un rendez-vous pour Marina chez le docteur Duval, son gynécologue. Selon lui, le seul problème de Marina était d’ordre psychologique. À plusieurs reprises, elle est allée aux urgences. On lui a fait une multitude d’échographies, une IRM, mais Duval ne voyait rien qui puisse expliquer les douleurs. Il répétait que c’était dans sa tête, prenant un certain plaisir à expliquer qu’elle devait accepter d’être une femme, de ne pas craindre les pénis. Elle a cessé de le consulter et a appris à vivre avec la douleur et la solitude.
La jeune femme marche sur le trottoir déformé par les racines d’arbres. Ses mains, son corps se sont réchauffés. Elle ne veut plus être seule. Elle a besoin de sentir l’énergie des autres, de partager son quotidien avec des femmes qui souffrent comme elle, qui ne veulent plus être dénigrées par les médecins ou par leur entourage. À force de se renseigner sur le web et d’en parler, elle a compris qu’elle était atteinte d’endométriose. Laura a suggéré un spécialiste que Marina a consulté cette après-midi. Sur les examens faits des années auparavant, il a immédiatement vu les lésions causées par l’endométriose. Depuis la puberté, ses douleurs sont bien réelles. Des cellules de son utérus ont migré vers ses intestins, son vagin et créé des lésions. Elles produisent des inflammations tellement douloureuses que Marina n’arrive pas à se lever pendant ses règles, mais aussi des douleurs atroces lors des rapports sexuels. Duval aurait dû diagnostiquer la maladie il y a des années, lui prescrire un traitement pour la stopper avant qu’elle ne se propage dans son corps.
Elle inspire une grande bouffée d’air chargée du parfum musqué des arbres et des feuilles détrempées. Elle glisse la clé dans le trou de la serrure, elle va appeler Laura. Elle l’aidera à trouver un nom pour son blog. La maladie ne se guérit pas, cependant il existe des solutions pour vivre plus confortablement. Marina respire sans effort pour la première fois depuis des années, elle ressent autre chose que de la douleur. Une chaleur agréable, rassurante, s’installe dans son ventre. Son premier article s’intitulera « Vengeance sous la tempête ».