Julie essuie ses larmes. Les paroles du prêtre qui résonnent dans la nef de l’église se mêlent au sifflement des hirondelles revenues au village depuis quelques semaines.
La jeune femme fixe le bouquet de lys. Des blancs, les préférés de sa grand-mère.
Ma petite mamie, tu en mettais dans le salon.
Le prêtre les invite à s’assoir.
— Seigneur, Dieu des vivants, toi qui appelles à la vie les corps soumis à la mort, accueille aujourd’hui l’âme de Marguerite…
Elle serre la main de sa cousine.
Ma petite mamie, c’est Aude qui a fait le bouquet de marguerites. Elles sont magnifiques.
… qu’elle connaisse près de toi la joie véritable…
Je m’en veux tellement de ne pas avoir été près de toi ces derniers mois.
… Au village, tout le monde connaissait Marguerite. On l’appréciait pour sa gentillesse, sa gaité…
Ma petite mamie, tu étais tellement plus. Tu m’as sauvé du désespoir quand maman est morte. Je voudrais leur parler de la beauté de ton sourire, de la douceur de tes caresses, de la force de notre amour. J’ai peur que ça sonne faux, j’ai choisi ce poème de Victor Hugo. Je ne peux pas imaginer que toi aussi tu sois partie. Tu te souviens quand tu me prenais sur tes genoux ? Quand on chantait « Il y a le ciel, le soleil et la mer… »
Le prêtre fait signe à Julie d’avancer vers le pupitre. Les pieds de sa chaise grincent sur les pierres de granit. Son regard glisse sur le cercueil, elle voudrait le caresser, mais elle a peur de ne plus pouvoir s’en détacher.
Elle déplie la feuille qui tremble entre ses mains. Les larmes brouillent sa vue, ce n’est pas grave, elle le connaît par cœur. Elle prend une grande inspiration, peu à peu les mots emplissent l’église :
— Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées.
Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit !
…
Cinq ans plus tard
Vous n’arriverez pas à avoir d’enfant sans faire une FIV.
La voix de la gynécologue tourne en boucle dans la tête de Julie. Elle fixe son attention sur la pluie de septembre qui tombe sans discontinuer, mais les paroles de la médecin reviennent inlassablement. Des heures qu’elle essaye de trouver le sommeil au côté de Maxime paisiblement endormi.
Ma petite mamie, après l’opération, j’ai cru que tout rentrerait dans l’ordre, mais ça continue. Des mois que j’essayais de tomber enceinte. Endométriose sévère ! J’étais persuadée qu’après l’intervention, tout redeviendrait normal.
Julie se tourne sur le côté.
Je suis arrivée à ce rendez-vous pleine d’espoir, je pensais que c’était une formalité, les résultats de mes examens étaient bons. J’ai bien vu que quelque chose clochait, ma position dans le sofa en cuir mou qui s’enfonçait, la médecin me dominant, l’angle du bureau qui m’arrivait au niveau du visage. J’aurais dû comprendre à qui j’avais à faire, mais je voulais tellement y croire. Pourquoi était-elle si agressive ? Pourquoi n’ai-je pas eu le courage de partir ? Je me sentais comme une mauvaise élève.
Julie essuie ses larmes.
Endométriose sévère ! Je ne pourrai pas avoir d’enfant. Enfin, il faudrait que je fasse une fécondation in vitro. Imaginer les biologistes en blouses blanches avec leur pipette, les boites de pétri, me terrifient. Avoir besoin de médecins pour la chose la plus simple qu’il soit donnée à une femme. Les laisser intervenir dans mon intimité, supporter leurs regards condescendants, leurs remarques humiliantes. C’est au-dessus de mes forces.
Endométriose, je te hais.
Elle se lève.
Ma petite mamie, qu’est-ce que je dois faire ?
Elle ouvre la fenêtre. Pas de lune. L’air glacial brûle ses yeux gonflés de larmes.
Tu te souviens, quand je jouais avec Aude, j’étais toujours la maman des poupées. Je voulais avoir quatre enfants comme toi. Je veux devenir maman, je le sens très profond, dans mon cœur, mon ventre.
L’horizon s’éclaircit, se colore de rose pâle. Le jour va bientôt se lever.
Quelque chose ne va pas avec mon ventre. Quelque chose de cassé ? Qu’est-ce que j’ai fait ? La pilule, mon alimentation, pas assez de sport ? Ça vient forcément de quelque chose.
Maxime la rejoint.
— On va trouver une bonne gynéco, cette fois-ci on ira ensemble.
Julie essuie ses larmes.
Maxime lui sert un verre d’eau.
— C’est comme ce qui est arrivé à ma grand-mère. Elle allait régulièrement chez son médecin parce qu’elle avait mal au ventre. Il ne la prenait pas au sérieux, il n’a jamais cherché à savoir ce qu’elle avait, ce qui pouvait causer ses douleurs qui ne disparaissaient pas. Un jour, le médecin était absent, Marguerite a consulté son remplaçant, il l’a envoyé faire des radios et des examens sanguins. Le cancer était tellement avancé qu’on a pensé que c’était trop tard.
Julie fond en larmes.
— Elle a survécu de justesse. Je pense qu’elle s’est battue pour moi. J’avais déjà perdu ma mère. Après son opération, elle allait tous les étés à Lourdes, elle m’avait dit que c’était l’Église qui payait le voyage. Comme elle parlait tout le temps de miracle, j’ai cru que c’en était vraiment un. Elle me disait qu’elle était une miraculée de l’amour.
Maxime la prend dans ses bras.
— On va l’avoir ce bébé.
Julie s’installe sur le fauteuil, pose son bras sur le gros accoudoir pour que l’infirmière lui fasse une prise de sang.
Ma petite mamie, au secours.
— Tout va bien, il faut que vous vous détendiez.
J’ai cru que c’était bon. Après tant d’essais, le taux d’hormones était enfin positif. Je me sens tellement incapable.
L’infirmière la regarde tendrement, lui tend un mouchoir.
— Ça va aller, respirez, détendez-vous. Vous êtes tellement crispée que le sang ne coule pas.
À l’échographie on aurait dû voir une petite poche dans mon utérus. La gynécologue est inquiète, le taux d’hormones bas, les maux de tête, c’est peut-être une grossesse extra-utérine. Il faudra faire un curetage, je ne sais pas ce que c’est, mais le mot est terrifiant. J’ai peur.
Julie est assise face à la gynécologue.
La médecin est de nature distante, mais elle fait de son mieux pour mettre de la tendresse dans ses gestes, sa voix.
— Je comprends que ce soit dur, mais c’est aussi bon signe. Peut-être qu’un embryon s’est accroché et n’a pas tenu.
Ma petite mamie, je n’arrive plus à y croire.
Le cabinet est chaleureux, décoré avec goût. Des faires parts de naissance décorent son bureau. La gynécologue la regarde avec douceur.
— La prochaine fois sera peut-être la bonne.
Incapable de tomber enceinte, la plus nulle de toutes.
Julie hoche la tête.
— Nous avons déjà fait quatre inséminations. Je vous propose, si vous êtes d’accord, qu’on essaye une fécondation in vitro. Je vais vous expliquer ce que c’est, ce que vous allez devoir faire. Mais avant de commencer ce protocole, vous allez faire une pause, je veux que vous vous changiez les idées. Partez en vacances, pensez à autre chose.
Julie est allongée sur son lit. La chaleur du printemps est étouffante. Quelques jours de repos en attendant le transfert de l’embryon.
Ma petite mamie, je veux croire que c’est bon, cette fois je vais être enceinte, je vais avoir un bébé. Je lui chanterai « Il y a le ciel, le soleil et la mer ». Je lui lirai plein de livres, je lui parlerai de toi, de l’amour qui fait des miracles.
Un an plus tard
Julie sort du cabinet de sa gynécologue. La douceur du début d’été est agréable. Sa médecin fait partie des premières à avoir pratiqué des fécondations in vitro, les parcours comme le sien, elle connaît. Il y a beaucoup d’autres femmes dans son cas, certaines n’arrivent jamais à avoir d’enfant.
Elle longe les parterres de fleurs.
Ma petite mamie, regarde comme les roses sont belles.
Elle ouvre la porte de son appartement, Andy est dans les bras de Maxime, il lui sourit, la regarde comme la personne la plus importante au monde. Elle le prend contre elle. Le petit corps chaud de son garçon sent si bon.
Il est là. Même après trois mois j’ai encore du mal à y croire. C’est un miracle. Tu avais raison, l’amour fait des miracles.
Elle essuie une larme de joie.